Le cas des jumeaux Waldemar - 3

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- Foyez-fous, môzieur Savôt, l'ezenze même t'une analyse se droufe au goeur te la relaziôn intifituelle endre bazient et dhérabeude...
(à partir de ce point, je traduis pour vous le langage du docteur Strauss... non non, ne me remerciez pas)...
Il faut que le patient se sente en confiance, à l'abri de tout jugement et de toute projection de la part du thérapeute. Une écoute bienveillante avec la juste dose de compassion et de recul est absolument nécessaire. C'est bien plus important que toutes les techniques d'interprétation que vous pouvez employer. En effet, en dernier ressort, c'est l'analysé qui fait le travail. Le tout est pour lui de franchir la barrière de l'inconscient, et d'accéder à des choses tellement honteuses, tellement destructives de son image, qu'il s'est lui-même construit des défenses pour éviter de s'y confronter.
Or dans ce cas précis, comment arriver à établir ce type de relation individuelle alors qu'il était impossible de s'abstraire du tiers possédant la plus grande charge émotionnelle ?

Telle était déjà la question que j'avais à l'esprit quand je pénétrai pour la première fois dans la cave de la maison Waldemar.
Cette cave était un endroit terrible, encombrée d'un capharnaüm de boîtes, de livres, de vêtements, de journaux et de revues entassés pèle-mêle par terre ou sur des chaises. Une petite table était elle aussi recouverte de vaisselle sale et de restes de nourriture. Bien que le mois d'Octobre soit déjà bien avancé, il régnait dans la pièce une ambiance étouffante, humide et confinée, et une odeur âcre vous prenait à la gorge.
La cave était presque complètement plongée dans l'obscurité, si ce n'est une faible lampe qui était dirigée vers l'entrée, et qui m'aveuglait un peu. Le silence était presque total, et je me souviens qu'avant d'apercevoir les jumeaux, je perçus d'abord leur respiration. Une respiration double, mais si bien synchronisée qu'il m'est venu à l'esprit l'image de deux poumons fonctionnant en alternance, dans un circuit fermé, l'un inspirant l'air de plus en plus vicié que l'autre rejetait. Le bruit de cette respiration sifflante, je peux encore l'entendre aujourd'hui.
C'est en me guidant sur lui que j'aperçus le lit. Un lit conçu pour une seule personne, mais les jumeaux y tenaient tellement peu de place que ce tableau donnait à toute la pièce des perspectives faussées, et qu'il était difficile d'y discerner la dimension réelle des objets.
Une couverture recouvrait les deux frères jusqu'au menton, malgré la chaleur, sans doute par pudeur ; une pudeur qu'ils abandonnèrent bien vite dans nos séances suivantes, mais chaque fois, ils me reçurent couchés sur ce lit.
Une chaise avait été libérée et préparée pour moi à côté du lit. Je me présentai brièvement et m'installai.

Je dois avouer que si j'avais déjà l'expérience de plusieurs couples de jumeaux, il ne m'avait jamais été donné de rencontrer des siamois. C'est ce qui m'avait fait accepter immédiatement leur invitation. J'étais l'auteur d'un article sur la communication non verbale chez les jumeaux. Je m'intéressais au phénomène bien connu de soi-disant communication à distance ; vous savez, quand des jumeaux, même très éloignés l'un de l'autre, et depuis longtemps, ont la même idée au même moment, ou font le même geste, voire même -ça s'est vu, attrapent la même maladie. Je cherchais à savoir si ces coïncidences étaient dues à une unicité de structure neurologique, ou si l'identité forte créée par le fait de se définir en tant que jumeau avait causé l'acquisition de modes de comportement similaires.
Mais surtout, ce qui m'intriguait particulièrement, en tant qu'analyste, c'était la tendance de chaque jumeau, parfois exprimée, parfois inconsciente, à se définir comme un individu incomplet, et de former avec l'autre une sorte d'entité d'ordre supérieur ou chacun trouvait sa propre complétude.

Effectivement, comme je l'avais prévu, et malgré tous mes efforts, il me fut impossible d'établir une relation proprement thérapeutique avec Hans et Otto. Il fallait évidemment qu'ils se ménagent, car après la séance, ils se retrouvaient forcément ensemble à porter le poids des paroles échangées. Aussi, pendant de nombreuses séances, nous ne réussîmes qu'à aborder les problèmes et difficultés superficielles que j'ai déjà évoqués.
Aussi, dus-je me résoudre à changer d'approche. Je devins beaucoup plus directif. Je posais des questions dérangeantes, je les poussais dans leurs derniers retranchements, espérant susciter une tension telle que les barrières inconscientes sauteraient.
Mais leurs défenses psychiques étaient extrêmement solides, et je dois vous avouer que je faillis renoncer.

C'est une discussion à propos de Dieu qui déclencha tout. Je ne saurais dire comment elle était arrivée sur le tapis, mais dans ce domaine aussi, les opinions de jumeaux différaient.
La question était de savoir s'il serait jamais possible d'apporter une preuve de l'existence de Dieu, ou de son inexistence.

- Suppose que j'affirme être en mesure de faire une chose extraordinaire, Hans, une chose totalement incroyable... tiens, suppose que je te dise que je suis capable de me détacher de toi, d'aller faire un tour dehors, puis de revenir et de me rattacher, forcément, tu ne me croirais pas, et ce serait normal, n'est-ce pas ?

- ...

- Bon, maintenant, imagine une seconde que je sois réellement capable de faire cette chose. Eh bien, si je voulais t'en convaincre, il me suffirait de la faire, de me détacher, et tu ne pourrais plus douter, d'accord ?

- Et alors ?

- Et alors, Dieu, il est supposé être surpuissant, non ? Assez pour ressusciter des morts, assez pour créer des mondes. Donc s'il voulait prouver son existence aux hommes, il trouverait le moyen ; le moyen qui convaincrait chacun ! Je te dis que si Dieu avait voulu prouver son existence, il l'aurait fait. Or il ne l'a pas fait. Il y a deux explications possibles : soit Dieu n'existe pas, soit il ne veut pas qu'on puisse prouver son existence. Et s'il ne le veut pas, ne t'en fais pas, je peux t'assurer que nous ne trouverons jamais de preuve.

- Qu'est-ce qui te prend, Otto, pourquoi as-tu choisi cet exemple ?

- Quoi ?

- Tu veux te détacher de moi, c'est ça, hein ? C'est clair. Je l'ai toujours soupçonné ! Je suis une charge pour toi, avoue-le. Tu rêves de devenir un grand médecin, et je suis un obstacle ! Si tu le pouvais, tu me ferais enlever comme une vulgaire verrue. Tu te fiches pas mal de moi, en fait, tu n'es qu'un sale égoïste.

- Egoïste ! Moi ! Ça c'est la meilleure ! J'ai toujours été sympa avec toi, j'ai toujours supporté tes jérémiades, je t'ai laisser exprimer tes stupides idées gauchistes, je me suis enterré dans cette cave avec toi parce que tu avais peur de tout. Et toi, qu'est-ce que tu as jamais fait pour moi ? As-tu essayé de m'aider dans les études que je voulais faire, t'es-tu jamais soucié de ce dont je pouvais avoir envie dans l'existence ? Si tu veux vraiment le savoir : oui j'en ai marre de te traîner, oui, je donnerais n'importe quoi pour être séparé de toi. Je risquerais ma vie dans une opération, mais là, ça dépasse les bornes, cette existence, je n'en peux plus !

- Non, Otto ! Je t'en prie, il ne faut pas ! Ne sens-tu pas que nous formons un tout ? Que si nous étions séparés, nous ne pourrions pas survivre bien longtemps ?

- Je suis désolé, Hans, mais en ce qui me concerne, je crois que je ne pourrai jamais devenir un être humain complet, un véritable individu tant que nous serons liés. Nous ne pourrons jamais nous réaliser en continuant à vivre de cette manière.

Voilà. Tout était dit. Hans ne se sentait pas capable de vivre loin de Otto, et Otto ne se sentait plus capable de vivre près de Hans. C'était cette situation paradoxale qu'il nous fallait résoudre.
A partir de ce jour, toutes nos séances furent centrées sur ce seul sujet.

A suivre...