Le cas des jumeaux Waldemar - 2


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Ceux qui voudront bien prendre la peine de se renseigner comme je l'ai fait par la suite, trouveront dans la littérature spécialisée quelques articles médicaux édifiants sur la triste histoire de Hans et Otto Waldemar.
Ils sont nés en 1946 dans la périphérie de Berlin, ou ce qu'il en restait. Ils étaient ce qu'on appelle vulgairement des jumeaux siamois. La pathologie précise dont ils souffraient, qui n'a été exactement diagnostiquée que bien plus tard, porte le nom barbare de xipho-omphaloischiopagus tripus, c'est à dire qu'ils étaient réunis par la taille, et partageaient plusieurs organes communs (foie, petit et gros intestins, vessie, anus, rectum et bassin).

On peut dire de beaucoup d'enfants qui sont nés à cette époque dans l'Allemagne dévastée qu'ils ont eu une enfance difficile, mais celle de Hans et Otto le fut particulièrement. A un accouchement extrêmement long et pénible succéda l'horreur de découvrir le monstre engendré. Puis ce furent des disputes très violentes entre les parents. Le père voulait selon ses propres termes "se débarrasser du monstre de manière discrète", ce qui serait certainement passé inaperçu dans le contexte de l'époque, ou chacun ne songeait qu'à sauver sa peau, et se montrait particulièrement peu curieux d'éventuels "dérapages" présents ou passés.
Comme on pouvait s'y attendre, le père finit par déserter le foyer familial et ne donna plus jamais signe de vie. La mère ne put se résoudre à se séparer des petits, et fit tout ce qu'elle pouvait pour les protéger et les élever tant bien que mal.
Comme les idées d'eugénisme étaient encore présentes dans bien des esprits (on n'efface pas aussi facilement des années d'endoctrinement), elle décida donc de cacher sa progéniture aux yeux de tous.

C'est ainsi que Hans et Otto passèrent leur enfance puis leur adolescence dans une cave inconfortable, sans jamais sortir ni voir la lumière du soleil. Le soir, leur mère les prenait avec elle dans le salon ou dans sa chambre, leur racontait des histoires, ou bien ils écoutaient la radio tous ensemble. Plus tard, ils apprirent à lire, et dévorèrent journaux, romans et ouvrages didactiques. Ce furent pendant longtemps leurs seuls contacts avec le monde extérieur.

D'une certaine manière, durant ces longues heures de solitude, ils trouvaient du réconfort l'un chez l'autre. Ils remplissaient leurs journées en se lançant dans d'interminables discussions sur leurs lectures, ou en essayant de se représenter ce que pouvait être réellement le monde extérieur.

Mais pouvez-vous imaginer ce que représente le fait de passer chaque minute de sa vie en compagnie d'un autre individu ? De ne pas avoir le moindre instant d'intimité ? De n'avoir aucun espace vital ? D'une part, ils souffraient de cette promiscuité, mais d'autre part, ne pouvaient imaginer vivre en tant qu'individus indépendants.

Inévitablement, cette relation complexe devait se cristalliser, et les jumeaux se mirent à diverger sur un nombre croissant de sujets.
Par exemple, ils s'étaient mis à rêver de faire des études, mais ne s'accordaient pas sur la branche à choisir.

- La médecine !

- Non, la philo. Ou alors, les maths; oui, c'est ça, les maths !

- Mais ces disciplines ne servent à rien de concret. On ne reconstruira pas une Allemagne forte avec de la philo et des maths.

- Non mais franchement, Otto, tu nous vois exercer en tant que médecins ? Oui, d'accord, pour les opérations délicates, ce serait pratique d'avoir quatre bras, mais qui accepterait de confier son corps à deux monstres ? Et puis tu sais que je ne supporte pas la vue du sang.

- Ecoute, suis-moi dans les études de médecine. Tu verras, il y a plein de maths, ça te plaira.

- C'est faux. Il n'y a rien comme maths en médecine, et presque pas de philo.

- Mais si, je t'assure, dans les deux premières années, il y a plein de cours de maths, tu pourrais t'en occuper, et moi, je me chargerais de la biologie, de l'anatomie, ...

- J'ai lu le programme, il n'y a qu'un minuscule cours de statistique, à peine de quoi tester l'efficacité d'un médicament sur un échantillon de malades. Et puis, est-ce qu'ils accepteraient seulement de nous inscrire ? Est-ce qu'on pourrait passer les examens à deux ? Et qui recevrait le diplôme et le droit d'exercer ? Nous deux ou seulement toi ?

A cela, Otto ne savait que répondre, mais on sentait que la question le perturbait.
Il y avait un autre sujet qui donnait lieu à des discussions encore plus virulentes. Le jumeau de gauche, Otto, était politiquement plutôt de droite, tandis que le jumeau de droite, Hans, était incontestablement de gauche.

- Otto ! Comment peux-tu croire qu'un parti de droite laisserait une chance à des gens comme nous ! Ils n'ont qu'une loi, c'est celle de la jungle. Les plus forts mangent les plus faibles. Non, il faut donner à tous une chance dans la vie. Il faut protéger les plus faibles qui n'ont pas été favorisés par le hasard au départ. Je ne peux pas croire que ce qui nous arrive était prédestiné. C'est le devoir de l'homme de pallier aux injustices du hasard.

- Balivernes ! Si on favorisait les gens vraiment doués, et si on leur donnait les moyens de leurs ambitions, la médecine par exemple serait bien plus avancée qu'elle ne l'est, et elle pourrait nous aider. Nous pourrions devenir comme tout le monde. Mais non, on préfère dépenser argent et efforts à chouchouter les faibles et les paresseux. Ça ne donne qu'une envie aux gens, c'est de se complaire dans leur misère. Crois-moi, ce n'est pas comme ça qu'on rendra l'humanité meilleure.

- Otto, nous ne serons jamais comme tout le monde, peu importe les opérations qu'on pourrait nous faire subir. Il faut accepter d'être ce qu'on est. Mais pour ça, il faut que les autres aussi soient prêts à accepter notre différence. Il ne s'agit pas de la glorifier, juste de ne pas nous en rendre responsables et nous la faire porter comme un fardeau. C'est déjà assez difficile d'être ce qu'on est, si en plus on doit nous le reprocher et nous haïr pour ça, comme si c'était de notre faute...

- Hans, tu crois que les partis de gauche sont plus disposés à accepter les différences ? On n'est plus à l'époque du national-socialisme. Est-ce que tu oses sortir dans la rue pour autant ? Non, les gauchistes n'ont qu'une envie : c'est accaparer le pouvoir et les richesses que les autres ont créés par leur travail, et dominer ceux qui les dominaient avant. Ce sont des bandits qui veulent prendre par la ruse ce qui ne leur revient pas de droit, et je peux te dire que quand c'est fait, ils sont bien plus cruels et jaloux de leurs prérogatives que leurs prédécesseurs.

Un jour, même, ils en vinrent aux mains. Leur pauvre mère, qui insistait toujours sur la discrétion, fut alertée par des cris horribles venant de la cave. En entrant dans la pièce, elle fut atterrée par le spectacle qu'elle découvrit. C'était comme un noeud de serpents, tant bras et jambes étaient imbriqués, ils essayaient l'un l'autre de se mordre au visage en proférant de terribles grognements hargneux, et roulaient sur le sol, d'un coin à l'autre de la pièce.
Curieusement et très ironiquement, le premier réflex de la mère fut celui de toute maman surprenant ses enfants en pleine bagarre : elle essaya de les séparer ! Puis, se rendant compte de l'absurdité de son geste, elle ne put qu'assister en pleurant à l'horrible scène, jusqu'à ce que les deux garçons s'effondrent d'épuisement, le visage en sang, et les ongles brisés par la lutte.

Ceci, heureusement, était exceptionnel. Si les disputes étaient relativement nombreuses, elles l'étaient moins que les périodes de fraternité complice ; et si dispute il y avait, elle était le plus souvent tempérée par un sens de l'humour assez particulier que les frères avaient développé comme une manière de diluer leurs différents. Aussi, en général, le soir, ils s'endormaient dans les bras l'un de l'autre sans autre forme de tension. En général.

- Mais, qu'est-ce que c'est que ce truc ?

- Euh... hem....

- Mais ! Mais tu bandes, espèce de pédé !

- Oh, ça va ! T'imagines peut-être que c'est en pensant à toi, espèce de présomptueux.

- Oh, ça c'est dégoûtant, tu sais que j'ai horreur de ça.

- Dis-donc, c'est la nature, hein, je ne contrôle pas mes hormones, moi !

- Mais je ne parle pas de tes hormones, là.

- Quoi, alors ?

- Fais pas semblant de ne rien sentir ! T'as pété au lit, mon cochon. Je ne supporte pas ça !

- Et pourquoi ce serait moi, d'abord ? Tu sais qu'on partage cette fonction.

- Je sais que c'est toi, tu l'as fait exprès. Tu fais tout pour m'embêter.

- Non, j'y peux rien, tu le sais bien. On ne contrôle pas tout ce qui se passe dans cette zone. C'est pas à un type qui a pissé au lit jusqu'à douze ans que je vais l'apprendre. Quand je pense au nombre d'heures inconfortables que j'ai passées dans un lit mouillé sans rien dire pendant que monsieur dormait, et c'est comme ça que je suis remercié. Tu fais un scandale pour un malheureux pet !

- C'est vache de remettre ça sur le tapis. Ça mérite une vengeance. Une vengeance terrible...

- Non, pas ça !

Otto possédait en fait un terrible avantage sur Hans : celui-ci était chatouilleux, alors que Otto ne l'était pas du tout. Mais ce genre de dispute-là se terminait en général dans de grands éclats de rire.

Il y avait toutefois un sujet encore plus sensible que tous les autres, et celui-là, par une sorte d'accord tacite, ils évitaient autant que possible de l'aborder.
Pourtant, il était toujours présent en filigrane, dans toutes leurs discussions, et même dans leurs silences, et ils savaient qu'un jour, ils devraient l'aborder de front. Cependant, ils ne savaient pas encore comment.

L'occasion se présenta au hasard d'un article paru dans une revue de vulgarisation scientifique. Cet article était de la plume du docteur Strauss, un psychanalyste qui semblait avoir quelque réputation sur les questions de gémellité. Ils décidèrent de lui écrire, et ils furent agréablement surpris par la réponse de Strauss, qui proposait de venir les rencontrer chez eux.

C'est ainsi que débuta la psychanalyse la plus étrange que le docteur Strauss ait jamais menée.

A suivre...