Le cas des jumeaux Waldemar - 1


Faut pas vous faire d'illusions, les amis.
J'ai beau inventer des histoires, ne croyez pas que ma présence à une table soit la garantie d'une soirée passionnante et surprenante. Je suis plutôt un piètre convive.

Tenez, encore dernièrement, devant l'insistance d'un ami qui croyait me faire plaisir, je me suis vu contraint de raconter "le Mafu" entre le dessert et le café, mais l'histoire est tombée complètement à plat. J'avais oublié d'introduire le comte au milieu du récit, et quand j'ai bien du le faire apparaître à la fin, au cimetière, personne n'a compris la chute. J'ai eu droit à quelques "hmmm, pas mal !" appréciateurs venant des gens les plus gentils, mais les convives se sont empressés de replonger dans leurs conversations, et moi dans mon silence.

Je n'ai en général rien de passionnant à raconter, et les histoires des autres m'ennuient assez rapidement. Le système de chauffage de leur piscine, les performances scolaires de leurs enfants, leurs dernières vacances en Egypte, leur opinion sur la crise financière des sub-primes, tout ça, je fais semblant de l'écouter assez poliment, tout en pensant à autre chose.

Ma hantise, quand je suis par exemple invité à un mariage, est de passer quatre heures à dîner en face d'une emmerdeuse à qui je n'ai rien à dire, mais à qui je suis quand-même supposé faire un brin de causette sous peine de passer pour un parfait goujat.
Heureusement, il arrive souvent que la personne en question soit bavarde de nature et aime s'écouter parler, auquel cas, je n'ai qu'un effort minime à faire : une ou deux questions par demi-heure, histoire de relancer le moulin à paroles. Hélas, je n'ai pas toujours cette chance.

Cette fois, j'étais installé en bout de table. Ma voisine de droite me tournait à moitié le dos, toute absorbée qu'elle était dans une discussion avec une jeune modiste assise deux places plus loin. Aurais-je même voulu prendre part à cette conversation que j'en aurais été totalement incapable, moi qui achète toujours la même marque de vêtements parce que je connais les tailles qui me vont et que ça m'évite le supplice des cabines d'essayage.

Restait l'homme assis en face de moi. Il devait avoir la soixantaine, il avait le teint blême, presque jaune, avait le crâne dégarni, mais arborait un collier de barbe noire assez fourni. Il mangeait très lentement, poussant la tête et les lèvres en avant (ce qui ne l'avait pas empêché de faire plusieurs taches sur sa chemise blanche), pour finalement absorber la nourriture en un clin d'oeil, avec un petit mouvement de la langue qui dépassait légèrement de sa bouche. Il me faisait irrésistiblement penser à un caméléon gobant des mouches. Entre chaque bouchée, il déposait ses couverts sur le bord de son assiette et s'essuyait soigneusement la barbe avec sa serviette. Ensuite, il mastiquait longuement en me regardant fixement de ses petits yeux gris, en plissant les paupières, comme s'il étudiait un spécimen intéressant. Ce comportement avait le don de me mettre extrêmement mal à l'aise. J'avais l'impression que d'un instant à l'autre, il allait bondir par dessus la table, la tête la première, en essayant de me gober comme une grosse mouche.

Moi qui suis d'habitude particulièrement taiseux, comme je vous le disais, j'ai compris que mon silence pouvait aussi mettre les gens mal à l'aise, et que j'avais du en faire souffrir plus d'un de cette manière ; mais pas autant que ce type, toutefois, qui avait l'air de se soucier comme d'un pet de mouche de ce que je pouvais ressentir. Je me demandais si le fait de nous avoir placés face à face à table n'était pas une vengeance particulièrement vicieuse de la part des mariés. Je me disais qu'il allait bien falloir que je lui adresse la parole, et que j'allais forcément devoir commencer par une banalité ; mais que plus j'attendrais, plus cette banalité paraîtrait idiote ; donc, il fallait que je me lance maintenant, ou bien je devrais m'éclipser du dîner en douce, et alors, certainement que les mariés m'en voudraient très fort, et je les aimais bien quand-même, je n'avais pas envie qu'on se dispute à cause d'un gros caméléon peu ragoûtant.

- Hem, vous êtes un ami du marié ?

Ça, c'est la banalité de base dans un mariage, et elle est bien pratique, parce que tout le monde l'utilise par convention. D'ailleurs, c'est dommage qu'on ne puisse pas l'utiliser ailleurs comme dans un bar, un club de sport ou un conseil d'administration.

- Non.

- Ah.... un ami de la mariée alors ?

- Non.

- ... Alors, je suppose, un ami des parents de la mariée ou du marié ? Vous connaissez bien quelqu'un dans l'assemblée, au moins ?

Là, s'il me répond "non", c'est moi qui lui saute à la gorge. Ou bien j'appelle la police. En tout cas, je fais quelque chose.

- En fait, je suis le psychanalyste de Kathy (Kathy, c'est la mariée). Strauss. Docteur Strauss.

Un psy ! Maintenant, je comprends mieux certaines choses. Et en plus, il se paye un accent allemand à couper à la tronçonneuse. "Hen vêt, chè zuis lè bzyganalysde te Gadhy. Schztrôss. Doktor Schztrôss". Il doit se prendre pour la réincarnation de Freud. Ne pas rigoler. En même temps, j'ai poussé (intérieurement) un soupir de soulagement. Je savais que je n'aurais aucune difficulté à le lancer dans un monologue sur sa profession.

- Enchanté ! Zaphod. Juste Zaphod. Kathy a invité son psy à son mariage ? C'est inhabituel, ça !

- Foyez-fous, môzieur Chusde Savôt, che ne zuis pas eksaktement infidé. On bourrait tire que che zuis en téblazement broveziônel.

- Ah, vous écrivez un bouquin sur la psychologie des fêtes de mariage ? Excellent sujet ! Il n'est pas rare que l'émotion suscitée par de tels évènements fasse ressurgir de vieilles rancoeurs enfouies dans l'inconscient familial.

- Gadhy est une berzône drès zenzible. Che zuis là bour m'azurer qu'elle ne vasse bas te grise de dékompenzatiôn tue à l'émôzion te la zérémônie. Fous le zavez beut-êdre, la ternière vois qu'elle a foulu ze marier, elle z'est mise nue lors du rebas, est mondée zur une dable et a dendé te ze boignarter tevant dous les zinvidés. Heureusëment, tans za gonvuzion, elle afait emboigné la guiller à tèzert au lieu du goudeau à zdeag.

- Forcément, les couteaux aztèques ne se trouvent pas dans le premier estaminet venu.

- Il ne vaut bas blaizander afek un goudeau, môzieur Savôt.

- C'est très juste. Reprenez un peu de vin, ça va passer.

(Je ne supporte pas non plus d'avoir un goût d'eau dans la bouche).

Bien sûr j'avais compris qu'il se payait ma tronche autant que moi la sienne. Si Kathy était vraiment sa patiente, il n'allait pas me révéler la vraie nature de ses problèmes. C'était contraire à toute déontologie. A moins qu'il ne soit pas plus psy que je n'étais évêque. Mais ça, je pensais pouvoir le déterminer assez facilement. Et puis, je pensais que le moment était venu de le lancer sur un sujet pendant que j'achèverais de dîner tranquillement.

- Dites-moi, Docteur Strauss, dans votre profession, on doit être témoin des choses les plus surprenantes.

- Za, fous bouffez le tire ! Ch'ai fu des gas pien blus édranches gue zelui de Gathy. Ach ! Che me zoufiens ...

Et alors que j'étais passé en mode automatique, programmant mes oreilles pour ne capter qu'un mot sur vingt, et mes lèvres pour prononcer le mot "vraiment ?" toutes les cent-vingt secondes, je me suis mis malgré moi à prêter peu à peu attention à ce qu'il racontait, tant le cas des jumeaux Waldemar était singulier.

A suivre ...