Little princess, of Brooklyn - 2


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Il n'y avait personne dans le couloir ni dans les escaliers de l'immeuble, et Zelda n'a eu aucune difficulté à se retrouver dehors. Mais dès qu'elle a fait quelques pas sur le trottoir, elle a été prise d'angoisse. Le fait est qu'elle n'avait jamais traversé une rue seule ; et comment est-ce que ces énormes engins indifférents qui se pourchassaient en grondant s'apercevraient même de sa présence?
Pourtant, elle sentait comme des regards peser sur elle. Il lui semblait même que certaines voitures ralentissaient quand elles arrivaient à sa hauteur, et elle s'imaginait discerner au travers des vitres sombres des visages grimaçants.
Allons! Il ne fallait pas qu'elle reste là sans bouger devant l'entrée de l'immeuble ; si un des locataires rentrait ou sortait à cet instant, elle se ferait immanquablement reconnaître, et son aventure risquait de se terminer avant d'avoir commencé.

Elle s'est mise à marcher vers le nord. Sous l'effet du vent frais du soir qui caressait son visage, elle s'est détendue et a retrouvé un peu de sa détermination.
La question était de savoir où trouver un chevalier ou une fée, voire même un dragon à combattre, dans ces rues crasseuses? De château ou de montagne, il n'y en avait guère à Brooklyn !
Par contre, maintenant qu'elle y pensait, il y avait bien un endroit qui ressemblait vaguement aux forêts de son livre de contes : c'était Prospect Park, où son père l'avait conduite quelques fois. Bon, d'accord, c'était pas vraiment la forêt profonde et mystérieuse typique, mais au moins, il y avait de vrais arbres en quantité. On devrait bien faire avec.

Le chemin pour se rendre à Prospect Park n'était pas très compliqué, du moins, d'après ce dont elle se souvenait ; elle n'y avait jamais prêté beaucoup d'attention. Il fallait prendre à droite dans Union street, une rue qu'elle connaissait un peu, et puis, euh, marcher très longtemps.

Elle avait remarqué que si elle marchait d'un air décidé, sans hésiter, en regardant droit devant elle, les gens ne faisaient pratiquement pas attention à elle. Pour sûr, une fillette de cinq ans se baladant seule le soir à New York, ce n'était pas très normal. Mais si elle n'avait pas l'air inquiète ni perdue, les passants pouvaient penser qu'elle se rendait par exemple chez sa grand-mère, à quelques dizaines de mètres plus loin.
Oui, c'était ce qu'elle dirait si on l'interrogeait : "je vais chez ma grand-mère qui est malade lui porter une boîte de biscuits au chocolat et une bouteille de limonade".
D'abord, ça lui avait semblé imparable, comme prétexte, mais plus elle y pensait, moins elle trouvait ça crédible. C'était la limonade. Normalement, les grands-mères malades ne boivent que des tisanes ou du laid chaud avec du miel. Ah, si seulement elle avait été plus prévoyante, elle aurait emporté les ingrédients nécessaires, qui lui auraient servis de sauf-conduit pour toutes les rues de Brooklyn. Mais bon, c'était ça, l'aventure : si on pouvait tout prévoir et planifier à l'avance, ce ne serait plus de l'aventure.

Ne pas s'arrêter ! Facile à dire, mais quand il fallait traverser une rue, ça se compliquait. Son papa lui avait bien expliqué, une fois : tu regardes à gauche, puis à droite, puis encore à gauche, et s'il n'y a pas de voiture, tu traverses. Si la route est très large, tu jettes encore un coup d'oeil quand tu es au milieu. Tout ça lui semblait au dessus de ses forces. D'abord, elle n'était pas absolument sure, pour ces trucs de gauche et de droite. Est-ce que c'était grave, si en pensant regarder à gauche, elle regardait à droite ? Et puis, elle se souvenait aussi avoir entendu dire que les voitures roulaient à droite. Mais si c'était vrai, pourquoi est-ce qu'il fallait regarder à gauche ?

C'est quand elle a du traverser la 7e avenue qu'elle a complètement perdu pied. Elle n'était pas beaucoup plus large que les autres, cette rue, mais le flot de voitures semblait ininterrompu. Plusieurs fois, elle avait fait une tentative, fait deux pas sur la rue, mais une voiture avait klaxonné et elle avait battu en retraite. Si elle s'éternisait sur le bord du trottoir, elle allait certainement attirer l'attention. Elle allait devoir compter sur sa bonne étoile (encore une chose bien pratique qu'ont toutes les petites princesses).

Alors elle s'est placée bien face à la route, elle a fermé les yeux, a fait le vide dans son esprit, elle a respiré très fort comme si elle allait sauter du grand plongeoir à piscine, et elle s'est lancée droit devant elle. Elle a entendu des coups de frein, des pneus crissant sur la route, des gens crier, des coups de klaxon ; alors, prise de panique, elle s'est mise à courir, du plus vite qu'elle pouvait, toujours droit devant, et sans ouvrir les yeux, persuadée que cette fois, c'était la fin, désespérée que sa quête se termine aussi stupidement.
Elle s'attendait à un choc extrêmement violent contre le métal froid et implacable dont sont faits les monstres roulants, à être traînée plusieurs mètres sous un cruel pare-choc d'acier... Le choc fut reversant, certes, et elle se retrouva assise par terre, mais le contact avait été mou. Sous l'effet de la surprise, elle a finalement ouvert enfin les yeux.

Elle a d'abord vu les deux pattes. Enormes et jaunes. C'est comme ça qu'elle a reconnu le Troll. Dans son livre de contes, les trolls sont toujours dessinés avec de grosses pattes jaunes, un peu comme les bottes des gens qui sont payés pour nettoyer les rues. Jaunes aussi étaient ses jambes, et son énorme ventre, jaune. Il avait la tête noire, entourée d'une barbe hirsute, qui ne réussissait pas à cacher ses dents pourries. Et l'odeur ! Il empestait véritablement le troll, ou les vieilles ordures, mais les deux parfums doivent être très proches. Il tenait sur son dos un gros sac, probablement rempli d'enfants, et dans son autre main, une longue pique, comme celle qu'on utilise pour ramasser les papiers, mais elle devait sûrement lui servir à embrocher ses victimes.

- "Mais t'es folle, ma pauv' petiote ! T'as une sacrée chance d'être encore en vie !" dit le troll, de sa grosse voix de troll.

Une sacrée chance, tu parles ! Fallait pas qu'il compte sur elle pour la laisser passer, sa chance ! Zelda s'est relevée aussi vite, et s'est mise à courir, courir !

Elle prenait de temps en temps le risque de se retourner, et voyait le gros troll jaune la poursuivre, sa pique levée vers elle, en criant "Hé attends, reviens ! Tu vas te faire tuer ! ".

"C'est ça ! C'est si je reviens que je vais me faire tuer", pensait Zelda. Ce que ces trolls peuvent être stupides ; ils s'imaginent qu'on va tomber dans leurs pièges grossiers.
Bien sûr, elle a continué à courir, tournant plusieurs fois à droite ou à gauche dans des rues moins fréquentées. Heureusement, le troll au gros ventre a fini par s'épuiser, et bientôt, il n'était plus visible derrière elle. Elle a encore changé deux ou trois fois de rue, pour être certaine de l'avoir semé, puis elle a ralenti progressivement sa course jusqu'à s'arrêter, essoufflée.

Et elle s'est rendue compte qu'elle était perdue. Elle avait tourné dans des rues inconnues et perdu toute notion de direction. Elle était seule dans un Brooklyn rempli de trolls et sûrement de bien d'autres monstres encore plus effrayants, et ne savait où aller.
Elle s'est assise sur une marche, tremblante, luttant de toutes ses forces pour ne pas pleurer, mais pensant que si sa bonne fée pouvait se souvenir d'elle et penser à lui donner un petit coup de main dans pas trop longtemps (genre maintenant tout de suite), elle promettait de ne plus regarder de film d'horreur à la télé. Pendant deux semaines. Ça lui semblait un marché fort correct.

"Wif wif" ! Le petit chien jaune était sorti de nulle part, et lui tournait autour en jappant gaiment. Comme il était petit (et peut-être que la couleur avait aussi son importance), il faisait "wif wif" plutôt que "waf waf", mais cela ne perturbait pas Zelda outre mesure.
En fait, un petit chien était exactement ce qu'il fallait pour qu'une fillette de cinq ans (fut-elle une princesse) oublie dangers et contrariétés et retrouve sa bonne humeur.
San plus de formalités; elle s'est mise à jouer avec le chiot, qui courait en avant, faisait une brusque volte-face, puis revenait tourner autour de Zelda.
Ce faisant, guidée par l'animal, elle avait repris sans s'en rendre compte sa progression dans les rues. Et c'est presque avec surprise qu'elle se rendit compte que des étendues de gazon avaient remplacé les immeubles le long de la rue.
Zelda et son nouveau compagnon se trouvaient maintenant à l'entrée de Prospect Park.

Sitôt dans le parc, le petit chien redoubla d'énergie et de "wif wif", et ils passèrent pas mal de temps à jouer ensemble, Zelda lançant un bâton que le chiot rapportait.

Comme elle était complètement absorbée par le jeu, Zelda n'avait pas remarqué le changement d'ambiance qui s'était peu à peu opéré autour d'elle.
D'abord, en jouant, ils s'étaient enfoncés dans le parc et se trouvaient maintenant en bordure de la zone boisée. Ensuite, la nuit était tombée, et il faisait presque complètement noir. Les promeneurs avaient peu à peu déserté le parc, et les rares qui restaient affichaient un air louche. Les quelques bars et échoppes qu'on apercevait au loin étaient en train de ranger leur matériel pour la nuit et d'éteindre leurs lumières. Les quelques réverbères disséminés çà et là n'arrivaient pas à égayer l'atmosphère étrange qui régnait.

De nouveau, Zelda se sentit inquiète. Une menace diffuse semblait planer autour d'elle. Elle croyait percevoir du coin de l'oeil des formes bizarres qui bougeaient derrière elle, mais dès qu'elle se retournait, il n'y avait qu'un buisson immobile.
Il lui semblait soudain dangereux de rester à cet endroit, mais où pouvait-elle aller ? Elle n'était pas sûre du tout de pouvoir refaire le chemin à l'envers pour rentrer chez elle. Et puis, elle avait beau trembler de peur, elle ne voulait pas renoncer à sa quête. Elle devait continuer, pour ses parents. Si elle devait rencontrer un chevalier, ce serait assurément dans ce bois.

Elle décida de se faire la plus discrète possible. Elle entraîna le petit chien plus profondément parmi les arbres. Ils trouvèrent un endroit confortable pour s'installer, et Zelda rassembla un tapis de feuilles et de brindilles.
Elle se rendit compte qu'elle mourait de faim et qu'elle était épuisée. Elle ouvrit la bouteille de limonade et le paquet de biscuits, mais elle décida d'économiser la nourriture (elle était très fière de cette idée ; elle devenait une vraie aventurière) : deux biscuits pour elle, et deux pour le chien.

Enfin, elle s'enveloppa dans son gros pull, se coucha dans les feuilles, et serrant le chiot contre elle, ils ne tardèrent pas à s'endormir tous les deux ; Zelda rêvant que son papa ne devrait plus travailler la nuit, et qu'ils pourraient passer ensemble d'agréables soirées télé, et le petit chien rêvant de... mais comment diable voulez-vous que je sache de quoi rêvent les chiens ?

A suivre