L'étoile puante -6

Comme j'étais assis par terre à me morfondre, mon regard tomba par hasard sur le plat de simili-bananes.
C'est alors qu'une image complètement folle, sans doute surgie de mon enfance, traversa mon cerveau.
Voyons ; jusqu'ici, les trucs les plus fous avaient toujours marché comme dans un rêve. Au début de mes aventures, j'étais quand-même bel et bien entré dans une armoire en lui ordonnant de m'emmener sur une autre planète. Et ça avait marché !

Je pris une des bananes dans le plateau, l'approchai de mon oreille comme un téléphone, et dit d'une voix convaincue :

- Allo, Maud ?

C'était peut-être mon imagination, mais il me sembla entendre un bourdonnement suivi d'un déclic. Je répétai :

- Allo, Maud, tu m'entends ?

- C'est quoi, ce cirque ?
-dit une voix venant de ma banane. Il y a un plateau de fruits dans ma cellule. J'ai entendu une banane sonner, je décroche et c'est toi ! Ed, explique-moi ça.

- Je ne l'explique pas. Je crois que nous sommes dotés d'un pouvoir étrange sur les objets. J'ignore d'où ça vient et on n'a pas le temps de chercher. Ecoute, Laidebaurre va arriver chez-toi d'un instant à l'autre. Et il a la ferme intention de te violer.

- Quelle horreur ! T'as un plan ?

- Euh, c'est-à-dire que ... oui ; enfin ...

Et la communication s'interrompit.

L'attente était insupportable. Laidebaurre avait beau être un petit gnome rachitique, il serait probablement sur ses gardes, et je n'étais pas du tout certain que Maud pourrait en venir à bout.

***


Alors que je n'avais pratiquement plus d'ongles sur les doigts à force de les ronger d'inquiétude, et que je m'apprêtais à entamer mes orteils, un bruit de clé se fit entendre, actionnant la serrure de ma porte. La porte s'ouvrit, laissant la place à Laidebaurre, le teint plus jaune que jamais, un rictus de rage barrant sa face vicieuse.

Il était suivi sur les talons par Maud, qui lui pointait une banane dans le milieu du dos.
Voyant mon air éberlué, elle m'expliqua :

- Quand tu m'as dit que nous avions un pouvoir sur les objets, ça m'a fait penser qu'une banane ressemblait vaguement à un pistolet. Quand ce nabot est entré, j'ai braqué la banane sur lui en criant "mains en l'air".

- Et il a levé les mains ?

- Non, il a ricané en me demandant si je comptais l'impressionner avec une banane vénusienne.

- Alors ?

- Alors, j'ai tiré ! Et j'ai réduit le plat d'asticots en miettes. Après, il m'a suivi en silence sans faire d'histoires.

- Bien ! Maintenant, filons d'ici au plus vite.

- Mais comment ?

- J'ai une idée : il nous faudrait une armoire.

- Ou trouver une armoire dans cette grenouillère ?

- Le gnome doit bien en avoir une. Hé, toi ; où se trouve ta chambre ?


Laidebaurre nous indiqua sans se faire trop prier l'emplacement de sa chambre, puis nous l'enfermâmes dans ma cellule, et nous partîmes dans le couloir en suivant ses indications.

Nous arrivâmes à la chambre de Laidebaurre sans autre péripétie (bah oui, parfois, il arrive que les plans se déroulent sans encombre). Seulement, sa chambre ne contenait que des étagères très peu propices à un voyage confortable. Le seul meuble digne d'intérêt était un énorme lit à baldaquins. Maud et moi nous nous regardâmes, et nous eûmes la même idée.

- Ma chérie, nous allons voyager en première !

Dans un bel ensemble, nous levâmes l'index droit très haut, nous tendîmes la jambe gauche en avant, et sautâmes sur le lit en criant :

- En route pour de nouvelles aventures !

***

Le début de ce nouveau voyage s'annonçait merveilleusement bien. Le lit était très confortable et croisait à une vitesse paresseuse au dessus de la planète des grenouilles, qui, les rares fois où nous émergeâmes des couvertures nous parut relativement sympathique.

[NDLR, j'ai décidé de vous faire grâce de nombreuses et inutiles scènes à caractère contorsionniste dont l'auteur semble se régaler. D'ailleurs, quand on voit ceci, ou ceci, ou encore ceci, on ne peut s'empêcher de penser que l'auteur possède une libido particulièrement perverse qui ne saurait intéresser le lecteur soucieux avant tout de poésie et d'aventure.]

Etait-ce l'épuisement ? Les contours des objets me semblèrent soudain se brouiller, les couleurs s'estomper, l'air devenir plus ténu.

***


Publication du jugement N456R3873 du Tribunal du Vide, Première Chambre du Néant.


Affaire Sturluson contre Beeblebrox.


Plaignant : Snorri Sturluson

Défense : Zaphod Beeblebrox

Attendu que le dénommé Zaphod Beeblebrox est éditeur (ir)responsable du site intitulé "la page nulle de Zaph" ;

attendu que ce site publie une série sous le titre "The Stinking Star" ;

attendu que cette série se réclame du Néant, tout en relatant un nombre de péripéties manifestement incompatible avec les lois universelles du Rien ;

attendu que nombre des-dites péripéties présente un caractère pornographique en infraction à l'article 897-quater de l'Interstellar Morality Act ;

Le tribunal statue que :

Le personnage principal de la série, à savoir Edgar W. Nement, se verra immédiatement désactivé et replacé dans un contexte de Néant satisfaisant aux normes en vigueur.

La défense dispose d'une période de 90 jours intergalactiques standards pour faire appel de ce jugement.

***

Soudain, le lit opéra une figure acrobatique connue sous le nom de demi-tonneau. Je n'eus pas le réflexe de m'accrocher à quelque chose, et je tombai dans une chute vertigineuse. Le sol se rapprochait à une vitesse folle. Le vent s'engouffrait dans mon nez, dans mes oreilles, dans ... enfin, partout. Je vis des évènements de ma vie défiler devant mes yeux, comme la fois où, ayant été choisi comme témoin à un mariage, j'étais arrivé bourré à la cérémonie, et j'avais vomi devant le prêtre sur le petit coussin avec les alliances ; ou bien la fois où, m'étant couché bourré, des copains avaient complètement déménagé ma chambre (y compris mon lit avec moi à l'intérieur) au milieu de la rue, et je m'étais fait réveiller le matin par les klaxons des automobiles forcées de contourner les meubles ; ou la fois où, complètement bourré ... hem, j'essayai de me remémorer un épisode où je n'étais pas complètement bourré, mais en vain.

Lorsque je vis deux coccinelles en plein coït sur un brin d'herbe, une rapide estimation m'informa qu'en tombant d'une hauteur de plus ou moins quatre cent mètres, et soumis à une accélération d'environ dix mètres par seconde carrée, le temps qu'il me restait à vivre était exactement -si mes calculs étaient bons, très très court.

Et tout devint noir.

A suivre ...