L'étoile puante -2

(2) Vomitor The Mighty

Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où
(C.Baudelaire)



Ces vibrations s'arrêtèrent après quelques secondes, mais je restai un long moment immobile, sans trop savoir pourquoi je n'osais pas bouger. Finalement, me rendant compte du ridicule de la situation, je poussai timidement la porte de la garde robe.


Un spectacle incroyable s'offrait à moi. L'armoire se trouvait posée au milieu d'une vaste plaine de cailloux rougeâtres. La lumière ambiante avait aussi cette teinte rouge. Des montagnes impressionnantes se dressaient au loin à une altitude vertigineuse. Mais surtout, l'air (si on peut parler d'air) était irrespirable, mortel. Le peu que j'arrivais à absorber me brûlait la gorge et les yeux. La sensation de froid était terrible, je n'avais jamais rien connu de tel. J'eus à peine le temps de tirer la porte sur moi en pensant "je veux rentrer à la maison" et je perdis connaissance.


Lorsque je repris mes esprits -je ne saurais dire après combien de temps, l'armoire était de nouveau à sa place. Mais les sensations que je venais de vivre continuaient de tourbillonner dans mon esprit, et pour l'amateur de SF que je suis, elles avaient un nom : Mars.


Vous pouvez imaginer ce que cette expérience provoqua en moi. Je me croyais fou. Dans les jours qui suivirent, j'avais constamment peur qu'une crise d'hallucinations se déclenche. En même temps, j'étais hanté par ces visions et je n'arrêtais pas d'y penser. J'aurais voulu en parler à quelqu'un, mais je n'avais pas d'ami assez proche. D'ailleurs, qui m'aurait pris au sérieux?


Plus les jours passaient, et plus je me disais qu'il n'y avait qu'un moyen pour me libérer de cette obsession. Je devais retenter l'expérience. Soit il ne se passerait rien, et je pourrais alors me convaincre que j'avais été victime d'un coup de folie passager, soit ... j'avais réellement mis le pied sur Mars. Quand je pense aux milliards que la NASA a dépensés pour son programme d'exploration spatiale, alors que sans le savoir, IKEA dispose peut-être d'une gigantesque flotte interplanétaire en kit à la portée de n'importe quelle bourse !


Je sais que c'est fou, mais dans les jours qui suivirent, j'aménageai soigneusement ma garde robe. Je retirai quelques étagères et objets inutiles. J'y plaçai un oreiller, une couverture, des vêtements chauds, des vivres, une lampe torche et quelques bouquins.


Le jour fatidique, je me concoctai mon repas habituel : pizza et whisky. Je dois bien admettre que je forçai un peu sur le whisky pour me donner du courage. J'étais prêt. Mais pas décidé.


Je crois que j'avais désespérément besoin de parler à quelqu'un. J'avais une fougère en pot, depuis qu'un jour, je m'étais fait la réflexion que c'était sans doute le compagnon idéal d'un vrai poète maudit, misanthrope malgré lui. J'étais allé la chercher moi-même, en autobus dans la forêt. Durant le trajet de retour, les gens me regardaient bizarrement, avec mes tennis pleines de boue, mes ongles noirs, serrant précautionneusement ma fougère grossièrement emballé dans un sac en plastique de grande surface, et la regardant amoureusement. Mais bon, c'est la vie, notre lune de miel fut de courte durée. J'en étais vite venu à haïr son impassibilité. A un certain moment, j'avais essayé de l'empoisonner en lui donnant du whisky, mais ça ne servit qu'à activer sa croissance. Depuis, nous vivions comme un vieux couple chez qui l'habitude a remplacé la passion.


Je pris ma fougère, sortis dans le couloir et frappai à la porte d'en face. C'était la chambre de Maud. Une fille qui s'habillait bizarrement, écoutait de la musique bizarre, recevait des amis bizarres. Bref, une fille, comment dire -bizarre, mais je lui trouvais malgré tout un charme indéniable. Je n'étais jamais entré chez elle, mais j'avais aperçu sa chambre au hasard d'une porte ouverte. Son intérieur était aussi spartiate que le mien : lit, garde robe, et table.

- Bonsoir Maud.
- Tu t'goures, les poubelles, c'est pas ici.
- Euh, non, c'est Tennyson
(je venais de trouver le nom à l'instant ; j'avais envie de faire un peu bizarre moi aussi). Je vais certainement devoir m'absenter, je ne sais pas combien de temps exactement. Je voulais te demander si tu pourrais prendre soin de lui pendant mon absence. Il est plutôt tranquille et ne mange pas beaucoup.
- Oh, il est mignon. C'est une plante carnivore ?
- Euh, oui, plus ou moins.
- J'y connais rien en plantes, moi, j'saurais pas comment m'en occuper.
- T'inquiète pas, tu lui donnes un peu de bouillon de poulet en cubes dilué dans de l'eau et il se portera très bien. Si tu lui parles un peu, c'est encore mieux.
- Mais t'es sûr que c'est pas dangereux, cette bestiole?
- Mais non, t'en fais pas, il t'aime déjà, sinon, il se serait manifesté.
- Ok, c'est bon, je vais le soigner ton Tennichon.
- Tennyson. Euh, Maud, j'ai jamais eu l'occasion de te le dire, mais c'est chouette de t'avoir pour voisine.
- T'as l'air cool aussi.
- Alors à bientôt.



Je rentrai chez moi. Je m'installai directement dans la garde robe, fermai la porte, et prononçai comme une formule magique, la phrase que j'avais notée sur mon calepin en mangeant : "conduis-moi sur une planète habitée où les gens sont accueillants et où l'alcool est bon marché". Héhé, j'avais réfléchi, je ne tenais pas trop à répéter mon expérience martienne.


Comme la première fois, l'armoire se mit à vibrer. Mais au lieu de s'arrêter après quelques secondes, les vibrations s'installèrent dans un rythme régulier, un peu comme le roulis d'un train. Le "voyage" me parut interminable.


Lorsque les vibrations cessèrent enfin, je n'y tenais plus, il fallait que je sorte. J'ouvris la porte d'un seul coup. J'étais au centre d'un bâtiment immense, une sorte d'énorme cathédrale. Elle était remplie d'une foule de gens à l'aspect humain, mais au teint légèrement verdâtre. Tous me regardaient en silence.

Un vieillard se détacha de la foule et s'avança solennellement vers moi. Malgré son âge, il se tenait très droit, et semblait costaud. Son crâne chauve, sa longue barbe jaune, sa peau ridée de profonds sillons et ses yeux bleus brillants lui donnaient un air terrible. A ma grande surprise, il s'adressa à moi en anglais.


- Welcome on Beta-Vulgaris, boy ! May your breath be fresh, your teeth be dry, and the tip of your shoes be clean. That's the customary salutation on this planet. I'm Vomitor the Mighty. Well, that's what they call me, but my true name is Snorri Sturluson. You may call me Snorri, Vom, or Turlu, as you prefer. And yourself young boy, who might you be ?

I was slowly recovering my spirits.
- Er, I'm Edgar Nement, you may call me Ed. How is it you speak english ?


- Why, boy, isn't it obvious? I'm like you, I'm from Earth.


He then addressed briefly the crowd in a very strange language.
- Tot al copete, sol bane do cir
Lune et solea s' dinèt radjoû.
Dizo l' ombion di leus manires
I fwait peneus come on djoû d' doû

The crowd instantly exploded with acclamations and cheers of joy that lasted for several minutes.

- Why do they call you Vomitor ?

- I will show you at once.

He took a deep breath, and threw up a powerful squirt that landed several meters away.

- Look at my shoes, boy : not a stain ! Vomitor the Mighty is the exact name.

The crowd once again cheered with joy. Then, everybody started puking everywhere, until they were all trampling in the vomit.


Then Snorri took me by the shoulder, saying :
- Come, my boy, the show can end here, we go home.
And we left the cathedral, while Snorri waved and smiled to everybody.


- Tell me Snorri, how did you get here ?

- Same way as you, I suppose. I was fishing in my small boat, but had not taken a single shrimp for hours. I lost my temper and said aloud "Bring me on some planet where the fish bites", and I was here with my boat. I can tell you the fish here nearly jump by themselves in your boat, eager to be eaten, and they are excellent. I already was fairly famous on earth, but once they saw me disappear like that, I became a true legend there. They even wrote poems about me :

And the barge with oar and sail
Moved from the brink, like some full-breasted swan
That, fluting a wild carol ere her death,
Ruffles her pure cold plume, and takes the flood
With swarthy webs.


- But these lines are from Tennyson !

- Ah, you know him. He was not bad, was he ?

- But he died ages ago !

- Did you ever hear about Einstein, my young friend? When you travel at lightspeed, the time passes much slower for you. And I traveled a lot. I'm sorry to tell you, but all the people you knew on earth are dead by now.

I knew not so many people on earth, but I could not help thinking of Maud. What had she thought when I never showed up to take back my plant ?

- Why did they cheer in the big building, what did you tell them ?

- I told them you were the One they have been waiting for. You see, one day, many years ago, a red and blue ring appeared in the sky, around a star we have nicknamed the Stinking Star. The size of this ring was always increasing as it was getting nearer to us. When the external red border of the ring hit us, the air became different, people started to feel sick and vomited now and again. We never could cure this disease. It is said that when the blue ring will reach us, the air will stink abominably, the sickness will worsen, and the people will start dying. But the legend goes that one day, a hero will come in a strange vessel and will save us from this terrible fate. I just told them you were this hero.

- Why the hell did you do that ?

- They were starting to feel depressed, and that's not good. Look how you gave them back some courage.


By the time he had finished his story, he had lead me to an isolated small house.

- For your safety, I advise you to stay in your room at night. Politically, some may have interest to see you fail.

- But fail what ?

- Easy enough, boy. You go and destroy that stinking star. I'm only so sorry you won't see the puke festival in summer. It's all so merry.



On that, he turned and went away, closing the door behind him. He was singing a little nursery rhyme that went like this :

Puke, puke, little star,
But do not puke in our bar.
Fart, fart, big blue sun,
But do not fart on our buns.
We are in shit deep,
And the children go to sleep.

Je me retrouvai seul. Je sentais comme une légère envie de vomir ; les symptômes de l'étoile puante commençaient probablement à se manifester chez moi. Ce Snorri me laissait une impression bizarre, malgré ses airs de grand-père protecteur, il me manipulait d'autant plus aisément que mon arrivée brutale m'avait déstabilisé. Et comment expliquer le fait que je semblais avoir été attendu ? Je repensais à mon armoire. J'aurais du demander qu'on la conduise auprès de moi. J'aurais pu l'utiliser pour filer en douce. J'essayai d'ouvrir la porte donnant sur l'extérieur, mais elle était verrouillée. Devais-je me considérer comme prisonnier ? Je commençais à tourner en rond. J'essayais de réfléchir, mais n'y parvenais pas. Ce que j'avais vécu en quelques heures dépassait de loin ce que mon cerveau pouvait emmagasiner.


Tout à coup, il y eut comme un frissonnement dans l'air, suivi d'un bruit sourd. Une garde robe venait de se matérialiser devant mes yeux. Ce n'était pas la mienne. Mais à bien y regarder, cette garde robe, je la reconnaissais.


A suivre ...