Ma bibliothèque

Ma bibliothèque se trouve dans une ruelle très joliment nommée "Venelle des Capucins", reliant une rue commerçante à un petit parc caché que seuls peuvent connaître les "vrais" habitants de ma ville. Ma bibliothèque est pratiquement impossible à trouver pour le touriste de passage ou le nouvel habitant installé depuis moins de dix ans dans cette ville.
Tant mieux!
C'est MA bibliothèque. Je ne voudrais pas qu'elle se donne à n'importe quel passant pressé. Elle doit se découvrir, se mériter.

Ma bibliothèque occupe une vieille maison en pierre grise avec une lourde porte en chêne et de petites fenêtres sombres à croisillons, avec des vitraux teintés de vert et rouge qui font partout de petites taches de lumière quand il fait soleil. J'aime bien imaginer que cette bâtisse date du Moyen-Age, parce que j'ai envie de croire qu'elle porte la marque mystérieuse de cette époque. D'ailleurs, certains livres de ma bibliothèque, comme par exemple celui dePhilip Roth que je suis en train de lire ont l'air tellement vieux et écornés qu'ils semblent aussi sortir en droite ligne du Moyen-Age.
En été, il y a des géraniums rouges aux fenêtres.

La maison est jolie, mais en réalité, elle n'est pas assez grande pour abriter une bibliothèque. Les livres sont serrés sur d'horribles rayonnages métalliques. On a l'impression qu'ils ne respirent pas, qu'ils transpirent et agglutinent la poussière. Toutes les couvertures sont poisseuses, et il m'arrive souvent de passer un chiffon humide sur un livre avant de commencer sa lecture, mais cette opération n'a pour effet que de faire ressortir d'avantage l'odeur aigre de papier vieilli.
Par manque de place, il y a peu de tables. Les allées sont étroites. On pourrait croire cette promiscuité propice aux rencontres. Mais non, car les gens de ma ville ne sont pas liants, et moi, étant forcément de ma ville, je ne suis pas très liant non plus. Les visiteurs ont donc toute leur attention fixée sur les rayons, chevauchant d'un index expert et agile une rangée de livres à la recherche du volume désiré. Jamais une conversation se s'ébauche entre inconnus à propos d'un auteur ou d'un roman préféré.

Ma bibliothécaire, doit avoir entre vingt-cinq et trente ans. Elle est très sympa et très jolie. J'aimerais seulement qu'elle s'habille de manière un peu moins provocante. Ça devient parfois très gênant quand elle monte sur son petit escabeau pour saisir les livres de la rangée supérieure, qui sont en général mes préférés.
Non, excusez-moi, ça c'est dans mes rêves.
En réalité, je n'ai pas grand-chose à dire sur ma bibliothécaire. Je ne la connais pas vraiment.
Pourtant, j'aimerais être considéré comme un habitué. J'aimerais qu'on me reconnaisse quand j'entre : "Bonjour Monsieur Zaphod! Alors, il vous a plu, le livre de Murakami? J'y pense, nous venons de recevoir quelque chose qui devrait vous intéresser : un roman de Kurt Vonnegut. Je vous l'ai gardé au chaud."
Mais je ne suis qu'un lecteur anonyme. Je ne sais pas pourquoi, à mon grand regret, il n'y a que dans les bars que le patron m'appelle par mon prénom et a l'air content de me revoir.

Et pourtant, je connais un moyen de la faire frémir, ma bibliothécaire. Mais je n'en abuse pas (du moyen), je vous le promets.
Il faut que je vous explique d'abord que -tout moyenâgeuse qu'elle soit, ma bibliothèque est informatisée. J'ai donc accès au catalogue sur internet. C'est très pratique. Je peux voir par exemple que la bande dessinée "Maus" de Spiegelman est actuellement empruntée, et qu'elle devra rentrer au plus tard pour le 12 Mars 2002. Il faut croire que cette bande dessinée doit être vraiment très bonne, pour qu'un lecteur ne puisse se décider à la rendre après cinq ans.
Mais le catalogue en ligne est aussi très utile pour repérer des livres d'un type bien particulier. Ceux qui ont la cote de rangement "Réserves cave 820". C'est par exemple le cas du roman d'Ernest Hemingway "Le soleil se lève aussi".

Je me rends au comptoir pour demander ce livre en disant que je ne l'ai pas vu dans les rayons.
-"Un instant, je vais vérifier dans le catalogue", me répond ma bibliothécaire de sa voix la plus professionnelle. "... Hmmm, il n'est pas emprunté ...", et à ce moment précis, sa physionomie change subtilement. Elle appelle une collègue.
-"Cécile, viens voir ..." en pointant l'index sur son écran. Je sais très bien ce qu'elle montre à Cécile, elle montre l'indication "Réserves cave 820". Ma bibliothécaire et Cécile se regardent, l'air troublé.
-"Je crois qu'on a un petit problème, Monsieur. Ce livre n'est pas disponible pour l'instant", reprend-elle d'une voix beaucoup plus hésitante.
- "Mais pourquoi? Vous venez de me dire qu'il n'était pas emprunté."
- "Euh, c'est-à-dire que le bibliothèque n'est pas grande, nous ne pouvons pas tout exposer. Le livre se trouve en réserve."
Et là, je tire mon estocade. Je sais, je suis méchant.
-"Eh bien parfait, ne pouvez-vous pas aller le chercher?".
-"Mais... euh... Monsieur, il est à la cave 820. Oh non, vous n'y pensez pas! Non, ce n'est pas possible, je regrette. Personne suivante, s'il vous plaît." Et elle met fin brusquement à notre conversation.

Mais qu'a donc de si terrible cette fameuse cave 820?
Il y a quelques années ...
Bon, d'accord; il y a de nombreuses années, je me serais laissé enfermer un soir dans la bibliothèque, équipé d'une lampe de poche et d'un canif, en digne héritier spirituel de Bob Morane, dans l'espoir de percer à jour ce mystère. A mon âge, bien qu'étant titillé par un reste d'esprit aventureux, j'en suis réduit à des spéculations guères romantiques. Je ne crois pas vraiment qu'il faille traverser un labyrthinque, euh labyrinthe de couloirs obscurs et humides pour accéder à la cave 820. Je ne crois pas d'avantage qu'elle ait servi de salle de torture dans une époque lointaine. Ou que les échos de quelque crime horrible s'y fassent encore entendre les soirs de tempête.
Je crois plus prosaïquement qu'elle pourrait servir de refuge à une famille de rats, ou de terrain de jeu à une colonie d'araignées.
Mais si ces réflexions suffisent à faire trembler ma bibliothécaire, à moi, elles me procurent un petit plaisir légèrement malsain. Aurais-je décidément un tempérament sadique?

A midi, quand il ne pleut pas, je quitte le bureau pour aller me dégourdir les jambes en ville.
Inconsciemment, mes pas m'emmènent toujours aux mêmes endroits. Vers les livres.
Il y a quelques librairies, dont certaines sont de belles boutiques où les livres sont joliment présentés. Mais moi, j'aime flâner sans acheter. Ou plutôt, je m'y oblige. Je dois respecter mon budget. J'ai des bouches à nourrir, spécialement deux petites bouches à qui je veux donner ce qu'il faut, des courgettes et tout ça. Mais dans une librairie, si vous passez votre temps à toucher les livres sans jamais passer à la caisse, on vous regarde avec méfiance. Parfois même, une vendeuse importune s'approche.
-"Je peux vous conseiller Monsieur?"
-"Hem... Bah oui, je cherche le tome huit de Harry Potter".
-"Mais il n'est pas encore sorti, Monsieur. D'ailleurs, il n'y a pas de tome huit prévu, que je sache."
-"Ah, je comprends. Eh bien dans ce cas je repasserai. Au revoir."

Alors, je reviens toujours vers ma bibliothèque.
Je peux y flâner et rêver en paix. Personne ne me pose de questions. Les lieux me sont familiers, leur lumière, leur odeur, les allées étroites entre les rayonnages poussiéreux, le ronronnement de la photocopieuse, ...
Malgré ses défauts, je m'y sens presque chez moi.
C'est que, voyez-vous, j'aime ma bibliothèque.