Aux dents en emporte le vent

Quand j'étais enfant, j'habitais seul avec mon père une veille bâtisse isolée sur la route de Kirkwall. Le hameau était à cinq miles au sud de notre maison, et tous les jours, je faisais ce chemin à pied pour me rendre à l'école. Au nord, la mauvaise route qui menait au lointain port de Farthing traversait d'immenses étendues de landes lugubres et vides de toute présence humaine, si ce n'est l'asile d'aliénés de Birchwood, éloigné d'une dizaine de miles.

La route était très peu fréquentée, mais il arrivait qu'un voyageur égaré, dont le cheval s'était blessé, ou qui avait brisé un essieu de sa voiture dans les ornières de la route, frappe à notre porte pour demander de l'aide, un peu de chaleur ou de repos. Mon père l'accueillait toujours, car à cette époque où la rigueur du climat et l'insécurité des chemins avaient un sens aujourd'hui oublié, chacun sentait qu'une vie pouvait dépendre de l'hospitalité d'un inconnu.

La nuit dont je vous parle, peu avant l'aube, nous fûmes réveillés par des coups répétés frappés à la porte.
Sur notre seuil se tenait un étranger, grand, maigre, ses longs cheveux noirs mouillés de pluie, et vêtu d'une longue cape de voyage noire à l'ancienne mode. Il semblait épuisé ou malade, et s'avança dans la pièce en titubant quand mon père le pria d'entrer. Son visage, éclairé par la bougie que tenait mon père, était d'une pâleur et d'une minceur cadavériques.

En quelques mots hésitants, notre visiteur nous raconta sa mésaventure. Effrayé par un animal sauvage, son cheval s'était cabré puis s'était enfui affolé.
Il disait avoir marché toute la nuit, était épuisé, et suppliait mon père de le laisser prendre quelques heures de repos avant de repartir vers le village où il espérait trouver une voiture de location.

Comme il était pour nous l'heure de se lever, mon père proposa au visiteur de déjeuner avec nous et s'apprêta à allumer la lampe de la cuisine.
A la vue de cette lampe qu'il n'avait pas encore remarquée, curieusement, l'étranger sembla soudain s'animer.

- Ah, mais... attendez, cher ami, votre lampe m'intéresse, elle est curieuse, laissez-moi l'observer... ne s'agirait-il pas d'une de ces lampes anti-vampires dont on parle beaucoup en ce moment?

- Mon cher, absolument toutes les lampes dans la maison sont des lampes anti-vampires; on n'est jamais trop prudent, voyez-vous.

- Et ... est-ce que... est-ce que l'effet est rapide? Aussi foudroyant qu'on le dit?

- Ah ça, pour être rapide... je n'ai vu la lampe en action qu'une seule fois, et ce n'était pas très joli. Fallait voir cette pauvre créature se tordre de douleur à peine la lampe allumée, puis littéralement se décomposer en quelques minutes.

Et comme il prononçait ces paroles, mon père craqua une allumette et l'approcha de la mèche, qui brûla aussitôt d'une froide lumière blanche. Etait-ce l'effet de la lumière? Il me sembla que le visage crispé et déjà fort pâle de notre hôte avait soudain perdu toute couleur.

- Mais vous savez, poursuivit mon père en le regardant fixement, une lueur étrange dans les yeux, si nous n'avons eu qu'une fois la visite d'un véritable vampire, il nous est arrivé plus d'une fois de recevoir des gens sincèrement persuadés d'être des vampires. Probablement de pauvres bougres échappés de l'asile de Birchwood. C'est une pathologie assez courante dans la région, à ce qu'il parait.

Notre visiteur, semblant extrêmement troublé, ou tout simplement épuisé, refusa toute nourriture et s'enferma dans la chambre que nous avions mise à sa disposition.

Le jour était maintenant levé. Au moment d'embrasser mon père et de partir pour l'école, je le trouvai assis près du feu en train de tailler en pointe un pieu de chêne avec son couteau de chasse.

- Que fais-tu, papa?

- Oh, il faut que je répare la clôture de l'enclos des moutons. Voudrais-tu m'apporter le gros maillet, avant de partir?

- Dis, tu ne m'avais jamais dit qu'on avait des lampes anti-vampires. C'est plutôt rassurant, avec les gens bizarres que nous recevons parfois!

- Voyons, fils, je plaisantais avec ce voyageur. Des lampes anti-vampires! Il n'existe rien de tel.

Après un instant de silence, comme pour lui-même, mon père ajouta avec un drôle de sourire:
- Contre cette engeance, il n'y a que la bonne vieille méthode qui marche... Mais les vampires sont des gens tellement superstitieux! Toujours prêts à gober le premier conte de fou, heureusement pour nous.

Je trouvai cette dernière remarque étrange, mais je n'y prêtai pas trop d'attention. J'étais habitué à entendre des propos bizarres dans la bouche de mon père. Il était comme ça avec tout le monde. C'est sans doute pour ça que les autres enfants de l'école l'appelaient "l'échappé de Birchwood".
Ce que les enfants peuvent être méchants, parfois!

En rentrant de l'école, le soir, je remarquai que l'enclos à moutons n'était toujours pas réparé.
Lorsque je m'enquis de notre visiteur auprès de mon père, la seule réponse que j'obtins fut la suivante:

- Il est parti sans demander son reste, et je peux te dire qu'on n'est pas près de le revoir!

J'en fus un peu triste car les visites étaient rares, mais pas autrement surpris. Ce n'était pas la première fois qu'un visiteur égaré chez nous disparaissait sans laisser de traces.

Sans doute qu'ils préféraient ne pas s'attarder. Il est vrai que notre vieux manoir solitaire et l'excentricité de mon père n'étaient pas faits pour inspirer la tranquillité d'esprit.